mercredi 27 juin 2018

Le tour infernal


"L'enfer a été fait pour les curieux."
Saint Augustin, Les confessions.

Grâce à ma curiosité maladive j'ai ramené un sacré paquet de souvenirs du brevet de 600 kilomètres que j'ai effectué le week-end dernier. Pas de photos, j'étais trop occupé à visser à l'infini mes manivelles. Par contre, j'ai ramené un bronzage qui trace d'étranges frontières sur mon corps. J'ai ramené un mal de tête retors. J'ai ramené des pieds en feu d'être enserrés trop longtemps. J'ai ramené (ou plutôt perdu) deux doigts de ma main gauche insensibles, si ce n'est un léger et continuel picotement qui ne va pas s'effacer de si tôt.

C'est toujours au cœur de l'hiver, loin de toute idée de souffrance, lové sous ma couette, que naissent en moi des désirs éperdus de grandes équipées vélocipédiques. Ce 600 ne fait pas exception. Qui plus est, je m'étais proprement dégonflé il y a quatre ans, au lendemain de mon premier brevet de 400 kilomètres. Depuis, mon amour-propre criait vengeance. J'ai souvent ressassé ce recul. D'autant plus que j'étais, cette année-là, en bonne forme. Le brevet que je m'apprête à résumer était vendu par le petit monde des randonneurs comme « facile ». Sur le papier le dénivelé était mesuré. Et puis le château de Chambord que je n'avais jamais contemplé comptait parmi les points de contrôle. Tout semblait si merveilleux que je me suis convaincu que j'allais tenter le coup avec ma belle randonneuse-monovitesse. Oui, l'expression est du même acabit que « soleil noir ». Considérez cette légèreté comme une forme de poésie surréaliste avec un potentiel tragi-comique assumé et assuré.

Pour ce qui est de ma préparation, elle a été plutôt légère. Mon emploi de temps ne permet qu'une sortie par semaine, ce qui est peu pour aborder une épreuve de 30 à 40h de vélo. Je me suis donc fait un peu violence sur le traditionnel brevet de 200 kilomètres et surtout j'ai ravalé mon amour-propre lors d'une récente sortie de 300 kilomètres dans les Alpes Mancelles où les orages s'enchaînaient avec autant de vigueur et de brutalité que les côtes. J'arrive donc prêt pour le jour J mais je sais que mon style tiendra plus du roman bien voûté et massif que du gothique flamboyant.

Pour filer la métaphore mystique, je peux au moins porter à mon crédit une hygiène de vie monacale la semaine précédent le brevet. A savoir pas (ou très peu) d'alcool, des repas (presque) équilibrés et surtout ma partie préférée de la préparation dans laquelle sans forfanterie j'excelle : de longues nuits de sommeil.

Nous sommes un peu moins de 70 ce samedi matin là. Après les formalités d'usages nous nous élançons vers l'est sur la levée sur La Loire. D'habitude, j'opte pour l'autre rive plus adaptée au vélo car moins fréquentée par les automobilistes. Il faut reconnaître que pour une fois nous avons pu profiter du paysage sans pour autant craindre de finir sous les roues d'un chauffard. Il était amusant de constater que certaines des voitures qui nous dépassaient était munies de porte-vélos chargés de vieux clous. L'Anjou Vélo Vintage se déroulait lui aussi ce week-end. Des hordes des jeunes gens juchés sur de vieux machins allaient souffrir le martyr sur le circuit de 30 kilomètres, tandis qu'une horde de cyclistes vieillissant-e-s chevaucherait des machines dernier cri pour 20 fois plus loin. J'ai choisi mon camp, le déclin est en pente douce, c'est tellement plus agréable, on ne le perçoit qu'à peine.

Notre petite équipe de trois s'est vite retrouvée seule par choix. Nous avions promis de parcourir la boucle ensemble du début à la fin. A force de pédaler de concert, nous avons notre propre rythme. Et puis, de toutes façons quand dans votre équipe il y a un vélo en « mono », la vitesse de pointe est limitée par la fréquence de pédalage du cycliste. Ainsi, après Vernantes, nous voilà plus ou moins laissés à nous-mêmes. Nous sommes concentrés, il faut s'organiser pour lutter contre un méchant vent de face qui va s'opposer à nous sur plus de 300 km. A. organise les relais et la balade champêtre se mue en atelier d'usine taylorisé. Tour à tour, chacun prend sa part du fardeau. Nous passons à deux pas du château d'Azay-le-Rideau que j'aperçois au travers d'un rideau (pardon mais je n'ai pas d'autre image) d'arbres ce qui ranime en moi un vieux souvenir  de vacances jusque là enseveli. Par la suite tout s'emballe. A mon goût les dernières dizaines de kilomètres avant Loches ont tout du contre-la-montre et je peine à suivre mes camarades. Je regarde fixement la roue qui me précède, attentif à la coller au plus près tout en étant vigilant pour m'extraire en cas d'à-coup, de nid-de-poule ou de freinage. Je n'ai jamais beaucoup aimé cet exercice qui fait économiser beaucoup d'énergie mais qui a le don de me vider nerveusement. A la limite je préfère mener le train face au vent car au moins je peux éteindre le cerveau. A Loches je file à la pharmacie attenante au bar où le serveur nous snobe depuis de longues minutes (j'appelle ça le service « à la française »). J'enfouis depuis longtemps le fantasme de me doper pour une sortie vélo mais j'avais rêvé de quelque-chose à l'ancienne comme de bonnes vieilles amphétamines, de la Ritaline par exemple. Je vais me doper mais ce ne sera qu'à coups d'aspirine. C'est peu glorieux, mais cela comporte néanmoins quelques risques, notamment celui éprouvé de faire une fausse route avec un comprimé et d'avoir à subir des aigreurs d'œsophage. Néanmoins, je suis pour lancer une souscription en vue d'édifier un monument à la gloire de l'acide acétylsalicylique sans lequel j'aurai probablement du être trépané avant d'atteindre la Sologne.

Parlons-en. J'affirme que, s'il y a bien un endroit où l'idée de limitation de vitesse n'a pas encore germé dans les esprits, c'est bien en Sologne. La rectitude des routes et le relatif isolement contribuent à la transformer en réplique permanente de la ligne droite des Hunaudières. Sauf que durant les 24h du Mans, il n'y a pas de cyclistes sur le circuits en guise de chicanes. Je souhaite donc bien du courage aux autorités qui ont la charge du passage de la limitation à 80 km/h.

Alors que vu l'usage habituel, une cabane de chasse avec une belle cheminée aurait amplement suffit, Chambord est une entreprise de propagande royale dans toute sa splendeur. Rien à voir avec la (relative) bonhomie de Chenonceaux qui garde ma préférence. Néanmoins, j'étais fort heureux de le contempler même si, à cause de la fatigue des 250 « premiers » kilomètres, mon cerveau lui a octroyé une allure psychédélique sûrement assez éloignée de la réalité. La visite fut brève, la lumière commençait à décroître et nous a rappelé que, si nous voulions un repas chaud avant d'aborder la nuit, il allait falloir redoubler d'ardeur. J'avais repéré quelques adresses sur la route et une pizzeria était ouverte 15 kilomètres plus loin. C'était un peu notre seule et unique espoir vue l'heure avancée. Envoyé en éclaireur dans le restaurant avec la mission de commander trois pizzas je me suis vu opposer une fin de non-recevoir. Débordé, le couple qui gérait l'établissement avait tout du duo bien connu bon flic, mauvais flic. Fort heureusement j'avais face à moi la partie tendre du binôme. Grâce à force courbettes et à une nette révision à la baisse de notre commande, aussi sûrement que des chatons abandonnés devant une école primaire trouvent un toit nous obtenons trois belles barquettes de frites. J'apprends que les cyclistes attablé-e-s ne font pas partie de notre groupe. Nous croisons là des participant-e-s du 600 au départ de Vichy ! Voilà de quoi méditer sur l'étroitesse de ce pays, avachis dans la rue, avalant avec gloutonnerie notre grasse pitance. Si on leur en laissait la possibilité, il me semble que les porcs montreraient plus de classe.

D'ailleurs, avant d'aller plus loin, il y a une chose de notable lors des brevets. Au delà de 100 kilomètres, les bonnes manières et les usages les plus évidents de la vie en société sont brutalement abolis. Vos compagnons de route se transforment en naufragés qui rotent, qui pètent, qui prennent leur cul pour une trompette. Je sais que nous avons arpenté une région chère à Rabelais mais je crois que nous n'avons retenu que les aspects les plus tonitruants de ses mots.

Nous voilà à nouveau sur la route. Quelques bornes plus loin, l'équipe des Randonneurs Cyclos de l'Anjou nous attend pour un contrôle surprise. C'est l'occasion de discuter un peu et de prendre des nouvelles de la cycliste qui a subi un accident peu après le départ. J'apprends qu'elle et son compagnon ont repris la route après trois heures d'hôpital et quelques points de suture. De vrais forces de la nature.

Notre objectif est de profiter de la nuit pour passer au sud d'Orléans, contourner la ville par l'est et ensuite de traverser la Beauce vers l'ouest pour atteindre Cloyes-sur-le-Loir avant le petit matin afin d'y dormir un peu. Mais A. tombe de sommeil et nous ferons une pause à 3h du matin, dans un bourg à 25 kilomètres de Cloyes, profitant d'un abri pour les transports scolaires. Une heure et demi de répit avec pour ma part pour seule couverture ma casquette de cyclisme posée sur le visage. J'entends à côté de moi A. qui ne cesse de remuer dans son sac-à-viande. Le bruit est assez surprenant car étrangement sonore. Je ne l'envie pas, j'ai l'impression qu'il s'est étendu dans un paquet de chips géant. L'idée me déplaît. Lorsque mon réveil sonne, j'ai l'impression de ne pas avoir dormi alors que T. m'assure que ma respiration de cétacé indiquait le contraire. L'humidité tombe et nous voilà transis, il faut vite repartir. Déjà le ciel change de couleur alors que nous passons sous la ligne abandonnée de l'aérotrain. Grand moment de joie pour moi qui rêvait depuis longtemps de contempler ce monument du futur-antérieur. Cela me requinque pour quelques minutes.

A partir de Cloyes, nous en avons terminé avec les paysages de plaine. Bientôt le Perche nous offre un paysage de bocage synonyme de petits raidards usants. Aux environs de 8h, nous dévalisons la première boulangerie venue. Pendant la nuit, mon estomac refusait toute nourriture mais là, ce ne sont pas moins de quatre croissants qui finissent dans mon gosier. D'un commun accord une petite sieste s'impose. Je propose deux heures, T. s'étrangle il pensait à 10 minutes ! Je négocie 45 minutes et me fais réveiller au bout de 30... Un café les yeux embués sous le discours bovin de BFM TV et nous voilà en partance pour La Flèche. Difficile de crier victoire, il reste 165 km à parcourir en tout et pas moins de 110 avant La Flèche alors que mes forces commencent à s'amenuiser. J'ai du mal à me projeter très en avant et je constate que je suis clairement un cran en dessous de mes deux camarades. Les kilomètres défilent très doucement et je passe le plus clair de mon temps à faire des fractions, afin de me convaincre qu'à tel point du parcours j'aurai fait les 5/6 ème où encore que les six prochains kilomètres représentent un centième de la distance totale. En clair, je cherche des raisons d'espérer, je m'occupe l'esprit pour m'extraire du bourbier dans lequel je patauge depuis la veille. Le soleil commence à taper sévèrement et chaque cimetière est bon un prétexte pour s'asperger et gratter une minute de pause. Notre groupe roule de manière moins compacte. Je fais souvent l'élastique derrière A. Frais comme un gardon T. s'offre même de petits sprints pour prendre de l'avance quand il a besoin de faire une pause. Aux alentours de midi nous trouvons un supermarché et nous improvisons un pique-nique dans le fossé qui borde la rocade. En repartant je découvre une aire de repos ombragée à quelques centaines de mètres de là.

C'est un premier soulagement d'atteindre La Flèche. Un petit choc des mondes va pourtant s'y jouer. Nous décidons de faire tamponner notre carte de route dans un des bars du centre. Les élèves du Prytanée militaire ont pris d'assaut les terrasses (peut-être le seul assaut victorieux de leur carrière ?) et jouent aux coqs de basse-cour devant un parterre peu enthousiastes de quelques filles. A mon goût cela sent trop la testostérone et le (-a vieille F-) rance. De toutes manières l'envie de rentrer à la maison se fait pressante, les routes sont désormais connues. Le tempo est très peu élevé et le bruit de nos roues-libres presque constant quand le relief le permet. A. ne cesse de se dandiner sur sa selle. De mon côté ce sont les pieds que j'ai en feu.

Il me semble que c'est seulement lors de l'entrée dans Angers que je me suis dit que c'était gagné. C'est dire à quel point je suis reste concentré de bout en bout. Sur un des boulevards extérieurs A. succombe à une de ses fréquentes bouffées d'orgueil et ne peut résister à un sprint contre un cycliste qui vient de nous doubler. Je me sens subitement libéré et très léger lorsque nous atteignons le vélodrome après 34h20 de vélo. En mon for intérieur je me dit que c'était trop bien mais aussi que plus jamais ça !

Quelques jours ont passé mais la nuit dernière encore j'ai rêvé que j'effectuais un brevet. Il s'agissait de dormir en respectant les horaires impartis sous peine d'élimination. Cette épreuve exigeait une discipline en tous points similaires à mes 600 kilomètres de vélo. Je me suis réveillé en sursaut et baigné de sueur. J'étais ravi de constater que j'étais tiré d'affaire.

Un grand merci à A. et T., sans vous je ne me serai certainement pas lancé dans un tel guêpier !
Merci aussi à toute l'équipe du RCA pour leur constance et leur engagement.
Enfin mes plus vifs sentiments vont vers l'industrie pharmaceutique sans laquelle le cyclisme ne serait que pleurs et souffrances sans rémission.

3 commentaires:

Unknown a dit…

Félicitations pour ce récit (et aussi pour ce brevet réussi) . il est dangereux de dire "plus jamais ça !!" ...c'est comme les promesses d'ivrogne .
Paris- Brest- Paris est merveilleux, on y rencontre des canadiennes, italiennes, brésiliennes...et l'accueil en BZH est fantastique.

Le Faustograf du RCA

Rita a dit…

Beau récit et bel exploit !!
Un mythe s'effondre en vous imaginant propulsés à coup de bio-méthane ^^

la mite a dit…

Très beau récit qui me donne envie de partir à l'aventure au fils des kilomètres. Félicitations pour ton brevet.