Un peu après (ayant retrouvé nos bicyclettes), nous pouvions nous offrir
l’un à l’autre le spectacle irritant, théoriquement sale, d’un corps nu
et chaussé sur la machine. Nous pédalions rapidement, sans rire ni
parler, dans l’isolement commun de l’impudeur, de la fatigue, de
l’absurdité.
Nous étions morts de fatigue. Au milieu d’une côte Simone s’arrêta,
prise de frissons. Nous ruisselions de sueur, et Simone grelottait,
claquant des dents. Je lui ôtai alors un bas pour essuyer son corps : il
avait une odeur chaude, celle des lits de malade et des lits de
débauche. Peu à peu elle revint à un état moins pénible et m’offrit ses
lèvres en manière de reconnaissance.
Je gardais les plus grandes inquiétudes. Nous étions encore à dix
kilomètres de X… et, dans l’état où nous nous trouvions, il nous fallait
à tout prix arriver avant l’aube. Je tenais mal debout, désespérant de
voir la fin de cette randonnée dans l’impossible. Le temps depuis lequel
nous avions quitté le monde réel, composé de personnes habillées, était
si loin qu’il semblait hors de portée. Cette hallucination personnelle
se développait cette fois avec la même absence de borne que le cauchemar
global de la société humaine, par exemple, avec terre, atmosphère et
ciel.
La selle de cuir se collait à nu au cul de Simone qui fatalement se
branlait en tournant les jambes. Le pneu arrière disparaissait à mes
yeux dans la fente du derrière nu de la cycliste. Le mouvement de rapide
rotation de la roue était d’ailleurs assimilable à ma soif, à cette
érection qui déjà m’engageait dans l’abîme du cul collé à la selle. Le
vent était un peu tombé, une partie du ciel s’étoilait ; il me vint à
l’idée que la mort étant la seule issue de mon érection, Simone et moi
tués, à l’univers de notre vision personnelle se substitueraient les
étoiles pures, réalisant à froid ce qui me paraît le terme de mes
débauches, une incandescence géométrique (coïncidence, entre autres, de
la vie et de la mort, de l’être et du néant) et parfaitement fulgurante.
Georges Bataille, Histoire de l'œil, 1928.
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