dimanche 29 janvier 2023

Le vieil Allemand, sa femme et la mitrailleuse

 

J'ai jamais vu les tranchées aussi calmes que cette fois-là à Verdun. Il y avait pas un Boche en vue et, mis à part le fait qu'ils envoyaient un peu de mitraille ou une fusée de temps en temps, on aurait dit qu'il y avait absolument personne en face. C'était le calme plat et puis tout à coup une fusée fendait la nuit et la mitrailleuse crachait une ou deux rafales. Quelques minutes plus tard, c'était une autre fusée qui montait, plus bas sur les tranchées, avec une dizaine de balles de mitrailleuse pour l'accompagner.
Les gars ont inventé une histoire comme quoi il y avait personne devant nous, rien qu'un vieux qui avait une bicyclette, et sa femme qui avait une jambe de bois. Le vieux roulait sur les caillebotis et sa femme transportait la mitrailleuse en courant derrière lui. Et puis l'homme s'arrêtait, il lançait une fusée pendant que la vieille envoyait la mitraille. Et après ils remettaient ça, jusqu'au matin.
Les gars ont tant parlé parlé du vieil allemand et de sa femme à la jambe de bois qu'au bout d'un moment tout le monde s'est mis à croire qu'ils étaient vraiment là.
— C'est bien d'un teuton, ça, de faire courir sa bonne femme derrière lui et de la laisser trimballer la grosse machine à coudre, a dit Emile Ayres une nuit. Et en plus, ils les frappent tous, leurs bonnes femmes, à ce qui paraît.
— C'est pas vrai ! s'est exclamé Jakie Brauer dont le père et la mère étaient tous les deux nés en Allemagne. Les Allemands traitent leurs femmes aussi bien que les Américains, aussi bien que tout le monde !
— Alors pourquoi il se la trimballe pas des fois, la mitrailleuse ? a demandé Emile. Pourquoi il se la trimballe pas et il laisse pas la bicyclette à la vieille ?

William March, Compagnie K, traduit de l'américain par Stéphanie Levet, Gallmeister, 2013.

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