mardi 2 août 2016

Rapports de production ?




A mon grand désarroi, tout n'est pas que graisse et volupté à l'atelier. Faites le test : chuchotez dans mon dos le mot « devis ». Vous verrez une sueur froide lourde d'angoisse perler sur ma nuque. Produire des devis est un des aspects de mon métier dont je ferais aisément le deuil.

Mon copain Robert, qui est assez petit pour passer le plus clair de son temps à glander sur une étagère de ma bibliothèque, définit le devis comme étant un « état détaillé des travaux à exécuter avec estimation des prix ». Mon Roro, je l'ai connu plus loquace et sur ce coup-là il ne s'est pas foulé. Même pas une citation de Balzac, Zola ou Proust pour éclairer le propos. Difficile de faire plus neutre comme définition. Je me propose donc d'y apporter toute la subjectivité de mon expérience quotidienne.

C'est étymologiquement inexact mais, je ne peux m'empêcher de rapprocher « devis » de « deviner » et c'est le reproche le plus évident que j'adresse à cet exercice de style. Bien sûr, avec l'expérience ma connaissance des pannes les plus fréquentes et de leurs symptômes s'est affinée. Mais comment circonscrire précisément une panne et arrêter un diagnostic exact sans démontage ? Cette lourdeur dans la direction est-elle le fait du manque de graisse sur les roulements ? A moins qu'un roulement ne soit explosé ? Classiquement celui du bas est plus exposé à ce genre de problème mais je suis déjà en train de m'avancer… Je peux poursuivre l'arborescence de mon raisonnement ainsi très longtemps et mon cerveau pèse le pour et le contre en s'appuyant sur des statistiques intimes. Je ne dispose pas du pouvoir de divination et je n'ai pas accès à une machine à rayons X, alors il me faut trancher et poser, si possible avec assurance, un diagnostic qui me permette ensuite de produire le devis adéquat. C'est paradoxal, mais pour certaines pannes improbables et mystérieuses, il m'est arrivé d'entamer voire effectuer entièrement les réparations avant même de produire le devis. C'est parfois le seul moyen de pouvoir acquérir la certitude que mon intervention va résoudre le problème. Je peux établir mon devis en pleine connaissance de causes. Et je croise ensuite les doigts pour qu'il soit accepté par le client histoire que je ne me sois pas donné du mal pour des cacahuètes.

Qui plus est, s'il est une chose parfois délicate à présupposer c'est bien le temps nécessaire à effectuer une réparation. Je fonctionne souvent au « forfait », et bien-sûr le temps imparti se révèle le plus souvent adéquat. Mais il faut une certaine dose de fatalisme pour faire un mécanicien. Le bon déroulement d'une opération ne tient à pas grand-chose. Je ne sais combien de fois une bête vis BTR grippée a ruiné mon planning m'obligeant à déverser des flots de WD40, puis à me saisir à contre-coeur de la pince-étau, pour finir avec la perceuse et l'extracteur de vis. Tout ça avant de céder comme si de rien n'était me laissant en sueur, tâché d'huile de coupe et la bave aux lèvres. Le diable est dans les détails ? Alors la mécanique n'est rien d'autre qu'un « simple » enchaînement de détails. Vous comprendrez donc que parfois je sois pensif face à certaines pannes. Mon discours pessimiste n'est que le reflet de la réalité de l'atelier. Ce ne pas anodin que réalité et atelier soient des anagrammes.

Et même si tout laisse à penser que la réparation va bien se passer comment dois-je circonscrire mon action ? S'il m'est demandé un devis pour la révision d'une transmission par chaîne où vais-je m'arrêter ? Dans un monde utopique où la mécanique serait religion je la changerais dans son entièreté pour un fonctionnement comme au premier jour. Tout y passerait : la chaîne, les pignons, les plateaux, les roulements de pédalier et probablement même les galets de dérailleur pour la beauté du geste. Et puis ci, et puis ça… Sauf que l'exigence économique la plus commune m'impose de ne changer que l'essentiel. Souvent cela se limite à la cassette et aux pignons, mais parfois je tergiverse : est-ce que le roulement de pédalier va tenir encore longtemps ? Il n'a pas de jeu mais je sens que ça « gratte » un peu. Ma conscience professionnelle exige que je le démonte ne serait-ce que pour l'examiner, nettoyer les filetages de la boîte et regraisser tout le bousin. Mais est-ce vraiment nécessaire ? Je la connais ma conscience professionnelle, pour la beauté du geste elle me pousse à offrir beaucoup de mon temps. Mon banquier n'aime pas ma conscience professionnelle, il trouve qu'elle prend trop de place dans ma vie et que pour le bien-être de mon compte je devrais la brider un peu.

La relation entretenue par mon banquier et ma conscience professionnelle me fait toucher du doigt ce que je crois être la réalité d'un devis. Un devis est l'expression d'un faisceau de tension. Il résulte de tiraillements et n'a que fort peu à voir avec une quelconque réalité pratique. Si le terme tension vous semble trop fort, vous pouvez le remplacer par compromis mais, je pense que ce dernier tend à cacher la réelle divergence d'intérêts entre l'artisan et le client.

Comme je le disais, le montant d'un devis peut être le résultat d'une tension entre moi et mon banquier. Dans les périodes creuses où j'ai besoin d'argent, ne serait-ce que pour parer aux factures les plus pressées, j'ai tendance à minorer le coût de mes prestations. Ainsi, histoire de mettre le plus de chance de mon côté afin que le devis soit accepté, je ne vais pas compter tout mon temps. En clair, je ronge ma marge de profit afin de faire rentrer un peu de fraîche.

A vrai dire le rapport de force majeur se situe entre moi et le client. Quel budget est-il prêt à consacrer à une réparation/entretien ? Suis-je prêt à m'y soumettre ? Comment celui-ci estime mon savoir-faire ? A-t-il du respect pour ma profession, auquel cas il sera plus enclin à accepter mon devis. A contrario, s'il a une image dégradée de ma profession (parfois repérable à des expressions du type « Il n'y a qu'à changer ça, c'est pas compliqué mais je n'ai ni les outils, ni le temps.»), alors les choses se compliquent parce que je sais que mon expérience et mon savoir-faire ne vont pas être reconnus. Quelle est la valeur d'usage de son vélo ? Sur certains vieux coucous, les pièces sont délicates à trouver et surtout les complications quasiment inévitables et entraînent ainsi des surcoûts pas toujours bien compris. Faire un devis sur un vélo récent et/ou en bon état est beaucoup plus aisé, je suis en territoire connu, les pièces sont, en général, plus faciles à sourcer et plus en adéquation avec les standards du moment.

Clairement, un devis c'est une sorte d'instantané de la relation mécanicien/client. Il marque une recherche d'équilibre. Le client veut un service de qualité à un coût abordable. La conjonction plus ou moins favorable de ces deux critères souvent antagonistes l'amènera à valider ou non le devis. Du côté du mécanicien, il faudra effectuer les réparations pour passer de l'abstraction à la réalité et voir dans quelle mesure le devis était « juste ». Juste d'un point de vue économique évidemment mais aussi du point de vue de quelqu'un qui s'investit dans son ouvrage et qui au-delà d'une rémunération cherche une forme d'accomplissement et de reconnaissance. Je crois que cet ensemble de relations est ce qu'une vieille barbe du nom de Marx évoquait sous l'expression de « rapports de production ». Mais, à vous de creuser, je ne suis pas expert sur ce terrain. J'espère en retour que s'il était toujours vivant cette vieille barbe de Karl me confierait son vélo en toute confiance et ne s'aventurerait pas à me donner des conseils de mécanique.


Crédit iconographique : Les sept plaies d'Egypte,  John Martin (1789-1854).

1 commentaire:

Rita a dit…

Très bon billet... il faudrait aussi que l'on rajoute que ta gentillesse ne te fait pas manger, ni payer tes factures !! ^^