A mon grand
désarroi, tout n'est pas que graisse et volupté à l'atelier.
Faites le test : chuchotez dans mon dos le mot « devis ».
Vous verrez une sueur froide lourde d'angoisse perler sur ma nuque.
Produire des devis est un des aspects de mon métier dont je ferais
aisément le deuil.
Mon copain Robert,
qui est assez petit pour passer le plus clair de son temps à glander
sur une étagère de ma bibliothèque, définit le devis comme étant
un « état détaillé des travaux à exécuter avec estimation
des prix ». Mon Roro, je l'ai connu plus loquace et sur ce
coup-là il ne s'est pas foulé. Même pas une citation de Balzac,
Zola ou Proust pour éclairer le propos. Difficile de faire plus
neutre comme définition. Je me propose donc d'y apporter toute la
subjectivité de mon expérience quotidienne.
C'est
étymologiquement inexact mais, je ne peux m'empêcher de rapprocher
« devis » de « deviner » et c'est le reproche
le plus évident que j'adresse à cet exercice de style. Bien sûr,
avec l'expérience ma connaissance des pannes les plus fréquentes et
de leurs symptômes s'est affinée. Mais comment circonscrire
précisément une panne et arrêter un diagnostic exact sans
démontage ? Cette lourdeur dans la direction est-elle le fait
du manque de graisse sur les roulements ? A moins qu'un
roulement ne soit explosé ? Classiquement celui du bas est plus
exposé à ce genre de problème mais je suis déjà en train de
m'avancer… Je peux poursuivre l'arborescence de mon raisonnement
ainsi très longtemps et mon cerveau pèse le pour et le contre en
s'appuyant sur des statistiques intimes. Je ne dispose pas du pouvoir
de divination et je n'ai pas accès à une machine à rayons X, alors
il me faut trancher et poser, si possible avec assurance, un
diagnostic qui me permette ensuite de produire le devis adéquat.
C'est paradoxal, mais pour certaines pannes improbables et
mystérieuses, il m'est arrivé d'entamer voire effectuer entièrement
les réparations avant même de produire le devis. C'est parfois le
seul moyen de pouvoir acquérir la certitude que mon intervention va
résoudre le problème. Je peux établir mon devis en pleine
connaissance de causes. Et je croise ensuite les doigts pour qu'il
soit accepté par le client histoire que je ne me sois pas donné du
mal pour des cacahuètes.
Qui plus est, s'il
est une chose parfois délicate à présupposer c'est bien le temps
nécessaire à effectuer une réparation. Je fonctionne souvent au
« forfait », et bien-sûr le temps imparti se révèle le
plus souvent adéquat. Mais il faut une certaine dose de fatalisme
pour faire un mécanicien. Le bon déroulement d'une opération ne
tient à pas grand-chose. Je ne sais combien de fois une bête vis
BTR grippée a ruiné mon planning m'obligeant à déverser des flots
de WD40, puis à me saisir à contre-coeur de la pince-étau, pour
finir avec la perceuse et l'extracteur de vis. Tout ça avant de
céder comme si de rien n'était me laissant en sueur, tâché
d'huile de coupe et la bave aux lèvres. Le diable est dans les
détails ? Alors la mécanique n'est rien d'autre qu'un
« simple » enchaînement de détails. Vous comprendrez
donc que parfois je sois pensif face à certaines pannes. Mon
discours pessimiste n'est que le reflet de la réalité de l'atelier.
Ce ne pas anodin que réalité et atelier soient des
anagrammes.
Et même si tout
laisse à penser que la réparation va bien se passer comment dois-je
circonscrire mon action ? S'il m'est demandé un devis pour la
révision d'une transmission par chaîne où vais-je m'arrêter ?
Dans un monde utopique où la mécanique serait religion je la
changerais dans son entièreté pour un fonctionnement comme au
premier jour. Tout y passerait : la chaîne, les pignons, les
plateaux, les roulements de pédalier et probablement même les
galets de dérailleur pour la beauté du geste. Et puis ci, et puis
ça… Sauf que l'exigence économique la plus commune m'impose de ne
changer que l'essentiel. Souvent cela se limite à la cassette et aux
pignons, mais parfois je tergiverse : est-ce que le roulement de
pédalier va tenir encore longtemps ? Il n'a pas de jeu mais je
sens que ça « gratte » un peu. Ma conscience
professionnelle exige que je le démonte ne serait-ce que pour
l'examiner, nettoyer les filetages de la boîte et regraisser tout le
bousin. Mais est-ce vraiment nécessaire ? Je la connais ma
conscience professionnelle, pour la beauté du geste elle me pousse à
offrir beaucoup de mon temps. Mon banquier n'aime pas ma conscience
professionnelle, il trouve qu'elle prend trop de place dans ma vie et
que pour le bien-être de mon compte je devrais la brider un peu.
La relation
entretenue par mon banquier et ma conscience professionnelle me fait
toucher du doigt ce que je crois être la réalité d'un devis. Un
devis est l'expression d'un faisceau de tension. Il résulte de
tiraillements et n'a que fort peu à voir avec une quelconque réalité
pratique. Si le terme tension vous semble trop fort, vous pouvez le
remplacer par compromis mais, je pense que ce dernier tend à cacher
la réelle divergence d'intérêts entre l'artisan et le client.
Comme je le disais,
le montant d'un devis peut être le résultat d'une tension entre moi
et mon banquier. Dans les périodes creuses où j'ai besoin d'argent,
ne serait-ce que pour parer aux factures les plus pressées, j'ai
tendance à minorer le coût de mes prestations. Ainsi, histoire de
mettre le plus de chance de mon côté afin que le devis soit
accepté, je ne vais pas compter tout mon temps. En clair, je ronge
ma marge de profit afin de faire rentrer un peu de fraîche.
A vrai dire le
rapport de force majeur se situe entre moi et le client. Quel budget
est-il prêt à consacrer à une réparation/entretien ? Suis-je
prêt à m'y soumettre ? Comment celui-ci estime mon
savoir-faire ? A-t-il du respect pour ma profession, auquel cas
il sera plus enclin à accepter mon devis. A contrario, s'il a une
image dégradée de ma profession (parfois repérable à des
expressions du type « Il n'y a qu'à changer ça, c'est pas
compliqué mais je n'ai ni les outils, ni le temps.»), alors les
choses se compliquent parce que je sais que mon expérience et mon
savoir-faire ne vont pas être reconnus. Quelle est la valeur d'usage
de son vélo ? Sur certains vieux coucous, les pièces sont
délicates à trouver et surtout les complications quasiment
inévitables et entraînent ainsi des surcoûts pas toujours bien
compris. Faire un devis sur un vélo récent et/ou en bon état est
beaucoup plus aisé, je suis en territoire connu, les pièces sont,
en général, plus faciles à sourcer et plus en adéquation avec les
standards du moment.
Clairement, un devis
c'est une sorte d'instantané de la relation mécanicien/client. Il
marque une recherche d'équilibre. Le client veut un service de
qualité à un coût abordable. La conjonction plus ou moins
favorable de ces deux critères souvent antagonistes l'amènera à
valider ou non le devis. Du côté du mécanicien, il faudra
effectuer les réparations pour passer de l'abstraction à la réalité
et voir dans quelle mesure le devis était « juste ».
Juste d'un point de vue économique évidemment mais aussi du point
de vue de quelqu'un qui s'investit dans son ouvrage et qui au-delà
d'une rémunération cherche une forme d'accomplissement et de
reconnaissance. Je crois que cet ensemble de relations est ce qu'une
vieille barbe du nom de Marx évoquait sous l'expression de
« rapports de production ». Mais, à vous de creuser, je
ne suis pas expert sur ce terrain. J'espère en retour que s'il était
toujours vivant cette vieille barbe de Karl me confierait son vélo
en toute confiance et ne s'aventurerait pas à me donner des conseils
de mécanique.
Crédit iconographique : Les sept plaies d'Egypte, John Martin (1789-1854).
1 commentaire:
Très bon billet... il faudrait aussi que l'on rajoute que ta gentillesse ne te fait pas manger, ni payer tes factures !! ^^
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