mercredi 11 avril 2012
Les cyclos en rang d'honneur
Un compte-rendu du brevet des 200 kms est récemment parvenu à notre rédaction. Témoignage de l'intérieur particulièrement précieux dont nous protégeons l'auteur ci-dessus en le nommant "Mr. M.". C'est parti :
Les cyclos en rang d'honneur
Tout le monde ne peut pas se permettre d’être Albert Londres ou Antoine Blondin, mais ça ne coûte rien de s’essayer à l’exercice. Il ne s’agit ici que d’un récit personnel à la subjectivité pleinement assumée.
En guise de musique d’accompagnement, imaginer au choix et selon son humeur :
Le cliquetis régulier d’une roue-libre sous le déroulement soyeux d’une chaîne.
Le souffle assourdissant d’une rafale de vent, qui claque le visage et rend ivre.
Tout a démarré, comme souvent, par un défi un peu idiot lancé entre frères amateurs de bicyclette (c’est le principe du défi que d’être idiot)(c’est également celui de la fraternité, ça tombe bien). Celui de participer, au moins une fois dans sa vie, au brevet des randonneurs mondiaux de 200 kms, entraînement préalable et indispensable à la validation du fameux Paris-Brest-Paris. Pour nous deux, et pour moi en particulier (l’autre l’ayant déjà réalisé 3 fois), l’idée était davantage de voir si j’en étais capable, et surtout de passer un bon moment en compagnie de quelqu’un avec qui je ne roule que trop rarement.
Rendez-vous était donc pris pour l’édition de cette année.
Il va de soit qu’en bons dilettantes de le pédale, nous n’avions ni l’un ni l’autre suffisamment roulé avant, les jambes n’avaient pas assez tourné, et nous étions plus échauffés au lever de coude qu’au pliage régulier de genoux. J’avais quant à moi une douleur chronique à l’arrière des genoux depuis 1 semaine, due à un réglage trop ambitieux d’un de mes vélos. Je redoute un début de tendinite, mais on verra bien sur place, les conjectures ne sont jamais bonnes conseillères.
La veille donc, nous avons pris la décision de suivre les préceptes des cyclo-sportifs confirmés, à savoir : manger sainement, ne pas boire, et se coucher en bons écoliers à une heure raisonnable. La Duvel et le vin des coteaux du Ventoux, agrémenté d’un barbecue raisonnablement pantagruélique ont fait valser nos résolutions en moins de temps qu’il n’en faut pour les boire. La goutte a fini de faire déborder le vase de la sagesse. La faute au bon temps…
Le matin du Brevet, le petit déjeuner est frugal et silencieux, en raison d’un réveil difficile (départ à 7h30, lever bien trop tôt pour d’honnêtes jean-foutres) et sans doute aussi d’un peu d’appréhension.
Arrivés au vélodrome, lieu du départ (et de l’arrivée, mais nous n’en avons jamais été si loin), première constatation : ça caille méchamment, évidemment tous les rouleurs aguerris sont habillés en conséquence quand nous n’avons que des bermudas, des maillots à manches longues,de vagues coupe-vents et des gants courts. Pour faire bonne figure, nous devisons et plaisantons en attendant que le départ soit donné.
Et c’est l’heure du départ, compteur à zéro, trouillomètre sensiblement au même niveau, premiers tours de pédales en peloton. Ca va bon train sur 20 kilomètres, 28km/h de moyenne, je tiens le rythme, l’effet de groupe joue aussi, j’en suis conscient et sais que ça ne durera pas. Le froid est vif, les doigts gours, mais on ne pédale pas avec les doigts, ça finira par passer.
La première vraie côte est raide, tous le savent, moi y compris, mais en jeune étalon fougueux, je garde le rythme dans la montée, doublant bon nombre de pères peinards, grimpant en cadence. Arrivé au sommet, je suis évidemment rattrapé par le groupe. Le vent de face a succédé au froid perçant, il faut courber le dos pour garder le rythme, mais ça roule bien. Un cyclo se met dans ma roue, j’en suis flatté, ça veut dire que je roule bien et régulier, il prendra le relais dans un moment, tout va bien. Naïf que je suis ! En guise de relais, c’est un « accroche-toi, raccroche le groupe et fous-toi à l’abri » qu’il m’assène d’un ton bienveillant, le tout accompagné d’une petite poussette dans le dos qui me permet effectivement de raccrocher au groupe. Deux leçons d’humilité en 10 bornes…
Nous arrivons sensiblement avec l’essentiel du peloton au premier point de contrôle à 38 kilomètres du départ. Mon compteur affiche environ 10 kilomètres de plus que le parcours annoncé, ça m’intrigue, défaillance de la technologie ou erreur de parcours ? L’heure est encore à la blague, on se congratule sur les vélos respectifs, et hop, ça repart. Pour l’instant, c’est une randonnée ordinaire, si ce n’est ce maudit vent de face qui force à appuyer plus que de raison sur les pédales et va finir par nous rendre ivres. Ou fous.
Les 30 bornes suivantes se font à deux, avec mon compagnon de route. Le groupe, habitué à rouler ensemble à un rythme qui n’est pas le nôtre a fini par nous larguer dans ces grandes lignes droites venteuses. Pédaler contre le vent relève de la sinécure, mais au moins, il fait soleil, et puis on l’a choisi, et puis ça passera, comme cette douleur à l’arrière des genoux, persistante depuis 40 kilomètres.
Au deuxième point de contrôle, les contrôleurs nous rassurent « jusqu’au prochain, vous aurez le vent dans le dos, ça ira mieux ». Effectivement, nous changeons de direction, le vent n’est plus contre nous. Nous décidons d’un commun accord de rouler sans traîner jusqu’au point de contrôle suivant, on aura alors fait 126 kilomètres, on en profitera pour se restaurer d’autre chose que de barres céréales.
La route est belle, ça roule bien, je commence à avoir un peu mal au bas du dos, à force d’avoir dodeliné pour lutter contre le vent. Nous devisons un peu, mais le cycliste est un taiseux, il préfère causer à l’arrêt. D’ailleurs, beaucoup se sont arrêté en route pour manger, il est midi passé, certains s’offrent même un sandwich au PMU du coin, grand luxe. On double nombre de participants de ce fait (gloire facile), je profite même lâchement d’un faux plat descendant pour placer une attaque à mon compagnon de route, le grand Fausto Coppi a pris possession de mon corps, ça déroule facile, on passe la plaque, la chaîne s’enroule avec volupté autour du plateau et des pignons, feulement régulier et rassurant d’un vélo en bon état et d’un cycliste en bonne forme. On passe le cap des 100 kilomètres sans s’en rendre compte, et je me surprends à me dire que le fait de n’en être qu’à mi-chemin ne m’inquiète pas outre mesure. A 15 kilomètres du second point de contrôle, mon compagnon devient franchement moins causant, se contentant d’un lapidaire « j’commence à avoir la dalle, j’suis mou, faudrait qu’on arrive ». La fringale le guette de loin, mais il est vaillant (et un peu orgueilleux), on fait comme on a dit, on s’arrête au troisième point de contrôle. De mon côté, je fais le mariolle, mais mes genoux me lancent franchement et mon mal de dos ne s’améliore pas, il faut commencer à changer régulièrement de position pour ne pas souffrir. L’autre douleur bien connue des cyclistes apparaît elle aussi, malgré une selle confortable et un cuissard de bonne qualité. C’est le lot commun de tout cycliste…
En faisant tamponner nos carnets, on s’enquiert de savoir à quel niveau du peloton nous en sommes, nous avons gagné 50 places environ, ce qui n’est guère étonnant vu le nombre de cyclistes arrêtés sur le bord de la route pour manger. Il nous rejoignent d’ailleurs assez vite et ne s’attardent guère, pour eux les batteries sont rechargées. Les contrôleurs nous proposent diverses boissons, dont de la bière. Raisonnables et consciencieux, nous luttons contre notre penchant naturel et nous rabattons sur un soda qui accompagnera nos sandwiches. Ce qui n’est pas le cas de tous, nombreux sont ceux qui s’en jettent une petite derrière la cravate avant de repartir. Entorse salvatrice à l’hygiène cycliste, je ponctue cette pause d’une cigarette sous le regard un peu effaré des contrôleurs, mais un vice est un vice, chacun le sien, blanc bonnet et autres balivernes (ou comment achever en catastrophe une envolée lyrique à laquelle on ne trouve pas de chute convenable).
Bidons et panse remplis, nous remontons en selle. Et le vent que nous croyions disparu, dont d’après nos calculs ne serait « plus que » de côté a tourné. Il est de trois-quart face, par rafales aussi soudaines que violentes. Le relief n’est pas particulièrement prononcé, mais la douleur sur les 40 kilomètres suivants se fait lancinante. J’ai maintenant franchement mal au dos, ma nuque commence à être douloureuse, et lâcher le guidon pour se soulager est impossible au risque de faire une embardée due à une rafale de vent. J’ai un poignard à l’arrière de chaque genoux, je me met en danseuse régulièrement, ne trouvant plus de position ne serait-ce que moins inconfortable. Je passe 20 kilomètres à m’arrêter tous les deux kilomètres, je suis rincé, ivre de vent et de douleur, je me maudirais presque d’avoir relevé ce défi. Je savais que ça allait être difficile, mais je ne pensais pas à ce point. J’imaginais n’avoir plus assez de jambes, c’est la seule chose qui fonctionne encore. J’avoue n’avoir tenu qu’à l’amour propre, me refusant à devoir faire venir quelqu’un me chercher. La voiture balai ne passera pas par moi !
Les encouragements bienveillants de mon compagnon, qui a réduit son allure pour m’attendre, n’y changent rien. Pire, ils m’agacent presque, j’en perd mon sens de la réalité, j’en viendrais pour peu à le maudire. Mais c’est le vent que j’insulte, moi aussi un peu, et toutes autres divinités plus ou moins absconses. Il est toujours question de choses diverses ayant toutes des relations déviantes avec des filles de peu de vertu.
Je suis confronté à une vérité quasi absolue : Quoiqu’il arrive, sur son vélo, on est seul, très seul, et c’est peut-être un peu aussi ce qu’on recherche. On pédale seul, on morfle seul, on serre les dents seuls, et la délivrance est solitaire.
C’est penaud, épuisé, le regard torve et la bouche encore écumante des insultes proférées que j’arrive au quatrième et dernier point de contrôle. Rien ne me fait plus rire, j’ai faim, soif, sommeil, mal partout, mais l’amour propre intact. Je prends le temps de me sustenter, mon compagnon est prêt à repartir, mais s’il veut me voir à l’arrivée, il devra se plier à ce caprice. Il le sait et laisse faire. Bienveillant camarade !
Il reste environ 35 kilomètres, j’annonce que je finirai, mais à mon rythme. La contrôleuse m’encourage, on repart.
Et là, je ne sais ce qu’il s’est passé, miracle divin (ça m’étonnerait) ou sursaut d’orgueil (je penche plutôt pour cette version), envolée la douleur au dos, l’arrière de mes genoux ne représente plus qu’une gêne infime, j’ai toutes mes jambes et tout mon enthousiasme. 30 kilomètres ou presque de vélo comme je l’aime. Pas facile mais presque, il fait chaud, on est bien, loin du monde, loin de tout. La perspective d’y arriver me fait monter une boule dans la gorge, l’émotion est vive, mes larmes ne sont retenues non par pudeur ni par une forme quelconque de virilité sociale, je n’ai juste pas envie (ou besoin) de pleurer, mais l’émotion est pleine et sincère.
C’est sans compter le doux sadisme des organisateurs, qui, à quelques kilomètres de l’arrivée, nous font emprunter une rue en pente raide. Et ce foutu dérailleur qui en profite pour refuser de passer le petit plateau ! Tant pis, on grimpe en danseuse, on jure, on serre les dents, mais ils ne me feront pas poser le pied, les salauds !
La vision du vélodrome me procure une seconde montée d’émotion. Il est enfin là, on l’a fait, je l’ai fait, puérile mais Ô combien agréable sensation de victoire de son esprit sur son corps, ou l’inverse. Sentiment assez indéfinissable en réalité.
Nous arrivons à 19h10, faisons valider nos carnet, sourire béat aux lèvres. Pas de congratulations mutuelles démonstratives (le cycliste est un taiseux, parfois même à l’arrêt) mais je remercie et félicite intérieurement mon compagnon de m’avoir guidé, supporté et encouragé dans ces kilomètres difficiles. Nous avons mis un peu plus de 11 heures à boucler ces 200 kilomètres. Le compteur affiche 214 kms (dont 12 dont je ne sais si nous les avons réellement faits), en environ 9h30 de roulage effectifs, à une moyenne correcte de 23.8 kms/h de moyenne. Les chiffres importent peu mais renforcent la satisfaction d’avoir réalisé un petit exploit. La bière et le sandwich offert à l’arrivée ne sont que des ingrédients de fillettes que nous engloutissons sans y songer.
La pinte de Duvel des vainqueurs (et les suivantes, celles des sportifs n’ayant plus à pratiquer) nous attend(ent) à la maison. Une douche et on s’y colle… Elles ont du bien se marrer, au moins autant que notre hôtesse, les bières belges ! A peine entamées, que, affalés sur des fauteuils, nous nous endormions de concert, perclus de fatigue. Le reste de la soirée est à l’avenant, ce sont deux zombies qui ont mangé sans un mot de trop, et sont allés se coucher dès qu’ils ont pu.
Epilogue
Le lendemain, la douleur est là. Le mal de dos a disparu, mais les genoux sont très douloureux à la flexion, s’asseoir est un geste que l’on envisage avec appréhension, et globalement, nous sommes fourbus. Lorsque nous décidons d’aller à vélo boire un café en terrasse, nous craignons le pire. En réalité, passé les deux premiers coups de pédales, les douleurs disparaissent aussi étrangement que totalement. Ne reste que le plaisir de pédaler le pif à l’air. A croire que le corps a fusionné avec la machine…
Aux cyclistes, pour pratiquer l’un des loisirs les plus propices à l’humilité qui soit. Et pour se sentir moins seul avec mes coups de soleils sur les mollets.
A Fausto Coppi, pour ce qu’il représente et pour ce qu’il était. Un valeureux, un opiniâtre, un humble, une légende du cyclisme comme il s’en est peu vu.
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1 commentaire:
Fabuleur récit! on s'y serait crû! Y a du Tim Krabbe dans ce rédacteur!
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