Les fréquentes interruptions sont un des aspects usants à affronter au quotidien à l'atelier. Surtout quand elle ne sont pas justifiées ou sans rapport avec mon travail (vous aurez quelques exemples typiques plus bas). Le rappeler est d'une banalité absolue mais la mécanique réclame une attention un peu soutenue. C'est pour cette raison que, dans la mesure du possible, j'effectue les taches les plus délicates lorsque l'atelier est fermé. Mes maigres capacités de concentration ne sont pas entravées. Je risque moins de bâcler, oublier, négliger quoi que ce soit. Travailler est une contrainte, alors tant qu'à faire autant avoir l'esprit libre.
Et puis, être interrompu même quand j'effectue des opérations simples entraîne à coup sûr, à force de répétition, un morcellement mental qui induit de la fatigue nerveuse et génère la frustration de ne pas être maître de son temps.
Pour essayer de mieux me représenter tout ça, vendredi dernier, j'ai scrupuleusement coché chaque fois où j'ai posé mes outils pour avoir une interaction. J'ai défini de grandes familles : le téléphone fixe, le téléphone portable, la pompe à vélo en libre-service, et évidemment les échanges avec ma clientèle. Je souligne que c'est vous qui me payez, j'ai besoin de vous, là n'est pas la question et ce qui est vraiment épuisant ce sont les demandes intempestives (et aussi un peu la "bricole" très chronophage j'y reviendrai un jour je pense).
Donc, ce vendredi gris et morne où l'activité était "automnale" (c'est à dire trèèèès calme) j'ai recu 12 appels sur le téléphone fixe. Dont l'inévitable appel pour une réparation de trottinette électrique, pratique qui m'est aussi étrangère que l'araméen ancien. Dans le lot il y a eu un ou deux appels de démarchage qui m'agacent fortement mais qui sont aussi l'occasion de dire que le "gérant" n'est pas disponible et qu'"il faut rappeler entre 22h30 et 22h45 pour le joindre". Bref.
J'ai reçu 10 appels sur le portable de l'atelier et je n'ai pas compté les messages échangés. Sachez que je m'interdis de répondre au téléphone avant une heure que je ne divulguerai pas ici pour ménager ma tranquillité. Néanmoins sur un créneau matinal de 1h30 j'ai décroché en moyenne le combiné toutes les 15 mn.
Pour une fois la pompe à vélo en libre-service n'aura occasionné qu'une seule interruption de mon travail. Il faut savoir qu'elle est grande pourvoyeuse d'appel au secours avec
parfois une mauvaise foi intersidérale quant à sa supposée très haute technicité ou, plus énervant pour un mécano, le fantasme qu'elle serait défecteuse. Bref, on était loin d'une journée de soleil où l'animal social endormi se réveille brusquement avec un désir impérieux de pédaler au grand air avec ses congénères en troupeau.
J'ai reçu également ma factrice et 3 livreurs que je m'efforce de ne pas faire patienter tant leur concours est précieux au bon déroulement de mon travail.
Et puis il a ma chère clientèle avec qui j'ai interagi à 22 reprises : pour un renseignement, un dépôt ou une reprise de vélo. Mais pas que, puisque dans le lot, il m'a fallu expliquer que je ne prêterai pas mes outils pour vidanger un scooter dans la rue. J'ai aussi participé à l'élaboration du parcours d'un baroudeur à vélo et pour ce non-francophone j'ai repris le téléphone pour réserver un camping. Sans oublier le client de 17h57 qui vient reprendre son vélo alors que je viens de glisser la clé dans la serrure.
Je ne vais pas m'aventurer dans des statistiques pénibles (et mal maîtrisées) qui au final ne porteraient aucune signification sérieuse tant tout ceci est subjectif. Certaines de ces interactions étaient essentielles et constitutives de l'atelier alors que d'autres me paraissent plus dispensables, surtout quand on sait qu'une clé plate vaut quelques euros dans un supermarché et qu'il n'est pas utile de répandre plus d'huile dans le caniveau qui mène à la faune et le flore de la Maine.
Si vous voulez avoir une image réaliste de ce que cela occasionne sur ma personne imaginez un cerveau en Végétaline. Vous savez cette matière avec laquelle on cuit les frites. Le matin mon cerveau est solide et consistant. Peu à peu, à force d'interruptions plus ou moins intempestives, il se liquéfie jusqu'à entrer en ébullition. Alors certes, après le travail avec un temps de repos il retrouve sa forme solide mais à chaque cycle de petites impuretés issues de la cuisson viennent polluer la qualité générale de ma matière grise. Une lente et insidieuse dégradation s'installe.
Certain-e-s client-e-s (d'expérience pas vous qui me lisez) sont surpris-e-s de l'usure de certaines pièces de leur vélo. Comme s'il ne pouvait pas se dégrader et qu'il était indestructible. Sans surprise, il en va de même du mécano.
Client assidu de nombre de boulangeries de cette ville, je suis admiratif du calme olympien des vendeuses (9 fois sur 10 ce sont des femmes). Elles affrontent les lubies de centaines de personnes chaque jour et nous les interrompons avec une fréquence qui me fait froid dans le dos. Un tel veut sa baguette "bien cuite mais pas trop quand même" et veut "celle tout à gauche là, derrière la première sous votre main", telle autre achète le journal mais il lui manque 10 centimes qu'elle amènera "après sa sieste". Un rythme et une multiplicité de demandes clairement insoutenables pour ma petite personne.
Cette analogie approximative ruine tout espoir de conclusion pour ce billet, à parler Végétaline, j'ai désormais faim de frites. On ne se refait pas.
Ps : Je n'ai pas eu la muflerie de compter les apparitions des mes ami-e-s à l'atelier. Ils et elles participent de la qualité de vie au travail que je recherche.
Je connaissais un boug qui lubrifiait ses chaînes à la végétaline.
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