vendredi 1 mai 2020

Une mer plus loin


Mes frères et mes sœurs commençaient d'en vouloir à la guerre, ils la trouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. Habitués à se lever tard, il leur fallait acheter les journaux à six heures. Pauvre distraction ! Mais vers le vingt août, ces jeunes monstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table où les grandes personnes s'attablent, ils y restent pour entendre mon père parler de départ. Sans doute n'y aurait-il plus de moyens de transports. Il faudrait voyager très loin à bicyclette. Mes frères plaisantent ma petite sœur. Les roues de sa bicyclette ont à peine quarante centimètres de diamètre : "On te laissera seule sur la route." Ma sœur sanglote. Mais quel entrain pour astiquer les machines ! Plus de paresse. Ils proposent de réparer la mienne. Ils se lèvent dès l'aube pour connaître les nouvelles. Tandis que chacun s'étonne, je découvre enfin les mobiles de ce patriotisme : un voyage à bicyclette ! Jusqu'à la mer ! et une mer plus loin, plus jolie que d'habitude.

Raymond Radiguet, Le diable au corps, 1923.

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