dimanche 3 mai 2020

Livraison express


Alors vint la Mort, le long du boulevard dans la lumière sépia du crépuscule.

Alors vint la Mort à tire-d'aile comme dans les dessins-animés pour enfants, sur sa sobre et lourde bicyclette de coursier.

Alors vint la Mort à coup sûr. La Mort inévitable. La Mort pressée. La Mort pédalant à tout rompre. La Mort transportant, dans son solide panier grillagé derrière la selle, un paquet marqué LIVRAISON EXPRESS/FRAGILE.

Alors vint la Mort, sur sa vilaine bicyclette, se frayant en experte son chemin dans le flot de la circulation à l'intersection de Wilshire et de La Brea où, en raison des travaux, les deux voies de Wilshire dans la direction ouest s'étranglaient en une.

La Mort si preste ! La Mort qui faisait des pieds de nez à des klaxonneurs entre deux âges.

La Mort en train de rire. Va te faire, mec ! Et toi donc. C'était Bugs Bunny dépassant les rutilantes carrosseries d'onéreuses automobiles sorties tout droit de chez le concessionnaire.

Alors vint la Mort pas gênée par l'air exsangue et brouillé de Los Angeles. L'air chaud et radioactif de la Californie du Sud où elle était née.

Oui, j'ai vu la Mort. J'avais rêvé d'elle la veille. Et des nuits auparavant. Je n'avais pas peur.

Alors vint la Mort ô combien prosaïque. La Mort courbée sur le guidon moucheté de rouille d'une bicyclette laide mais solide. Alors vint la Mort : en T-shirt Cal. Tech. lavé mais pas repassé, short kaki et mocassins sans socquettes. La Mort mollets galbés, jambes poilues. Colonne vertébrale sinueuse, vertèbres saillantes. La Mort aux boutons d'acné d'adolescent. La Mort choquée, chavirée par les coups de cimeterre du soleil qui ricochait sur les pare-brise et les chromes.

Re-concert de klaxons dans le sillon flamboyant de la Mort. La Mort, cheveux en brosse hérissée. La Mort chewing-gum.

La Mort tellement routinière, cinq jours par semaine, samedi-dimanche moyennant supplément. Hollywood Messenger Service. La Mort livrant en personne ses paquets cadeaux.

Joyce Carol Oates, Blonde, éd. Stock, trad. de l'anglais (Etats-Unis) par Claude Seban

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