mardi 23 avril 2019

Tro Bro Léon


Durant beaucoup de mes péripéties à vélo arrive un moment où s'impose à moi la réflexion suivante : "Mais qu'est-ce que je fous ici ?". Il y a de nombreuses variations avec l'ajout d'adjectifs scatos et orduriers que je vous épargne.

Dimanche, je me suis levé j'ai rampé hors du lit à 5h00 du matin et cette ritournelle métaphysique s'est aussitôt installée en arrière-plan de toutes mes pensées. Elle était présente quand en chemin, armé de mon épave motorisée, j'ai abrégé l'existence d'une bestiole qui n'avait pas demandé à participer à mon entreprise de mortification vélocipédique. La rengaine tournait quand je me suis égaré au laid milieu d'une zone industrielle brestoise. Elle me titillait encore quand au moment de retirer mon dossard j'ai eu l'impression d'être au Leclerc du coin un jour de promo sur le Nutella ou à la porte d'un Apple Store le jour de sortie d'un nouvel I phone*.

C'est donc assez vacillant quant à la pertinence de mon engagement que je me faufile, avec quelques amis retrouvés, sur place dans le sas de départ du Tro Bro Léon. Traduisez : Tour du Pays de Léon. J'ai donc honoré de ma présence toute roturière la randonnée "cyclo" de cette épreuve qu'on qualifie parfois un poil abusivement de "petite soeur" de Paris-Roubaix. Au départ de Lanillis dans le Finistère, il s'agit d'une course qui parcoure le pays des Abers en alternant routes goudronnées et ribinoù ces sentiers de desserte agricole caillouteux. Au programme nous nous contenterons de 112 km sans classement, dont 30 km de sentiers répartis en 16 ribins. Le lundi les pros vont enchaîner 200 km dans le sillage poussiéreux des véhicules d'encadrement.

L'organisateur qui nous expose les formalités d'usage, réussit l'exploit de me détendre. Tout cela avec une simple consigne pleine de bon sens. Une remarque brillante comme le tracteur John Deere en exposition sur le talus d'à côté. Afin d'éviter de dangereux regroupements sur la route, le départ est donné par groupe de 20 toutes les deux minutes. Il nous explique doctement que "si un groupe en rattrape un autre, il faut le laisser passer parce que ça veut dire que c'est un groupe qui va plus vite." J'aurais aimé disposer d'un schema car il y a sans doute une finesse qui m'a échappée.

Autre raison de se décontracter, notre peloton comptait un invité de marque qui avait brillé au firmament du cyclisme "augmenté" des années 90. Nous avions donc la certitude qu'aucun contrôle anti-dopage ne serait tenu. Ouf de soulagement général dans un peloton parfaitement au fait de la piètre qualité de l'eau dans cette région et qui par prophylaxie avait amené la pharmacopée adéquate*.

Notre groupe s'élance dans une lumière encore pâle, la journée s'annonce radieuse bien que venteuse. Le premier ribinoù passe comme une lettre à la poste (celle d'avant la privatisation). Le paysage est d'une rusticité aussi vivifiante que le lisier fraîchement épandu dans les champs alentours. J'adore, ça me rappelle mon enfance. Il règne une sorte d'allégresse. Le rythme est  optimiste, les pancartes des communes avec pour préfixe "Plou", "Ker" et pour suffixe "nec", "ben" et "ven" sont aprement disputées.

Le parcours parfaitement fléché est relativement cassant. Les courtes montées du massif armoricain sont aussi rugueuses que son granit. Les ribins s'enchaînent et il n'est par rare d'y dépasser deux ou trois cyclistes affairés à réparer une crevaison. Moi qui ne suis pas un grand technicien, je prends un grand plaisir à chercher la trace la plus rapide dans ces chemins roulants et bien entretenus. La traversée pulvérulente d'un champ d'éoliennes entre bruit des pales et circulation des ombres restera un moment de griserie.

Evidemment j'ai eu des passages à vide. En milieu de parcours une pancarte invitant à une chasse aux œufs à failli avoir raison de ma motivation. Je me serais volontiers damné pour quelques oeufs au kirsch arrachés avidement des mains tremblantes des enfants. Une épiphanie alcoolisé à Pâques, ça aurait de la gueule ! Mais je me ressaisis, j'ai beau être un mécréant je sais que, même si nous sommes en Bretagne, l'alcool n'est plus distribué avec autant de largesse aux bambins. Tout du moins en public. Qui plus est, le kirsch est plutôt une spécialité alsacienne si je ne me trompe, et cela réduit encore mes chances de connaître l'extase. Il ne me restait plus qu'à pédaler assez fort pour sécréter ma propre drogue.

Le parcours devient franchement grandiose durant quelques kilomètres quand nous roulons auprès d'une mer d'une couleur que seul-e-s les non-daltoniens peuvent caractériser. Le vent est puissant mais je ne baisse pas la tête, je reste le regard vissé sur la ligne des vagues.

Je garde aussi la tête droite parce que nous sommes gratifiés d'applaudissements distillés par quelques groupes d'habitant-e-s. C'est assez notable et déstabilisant pour qu'à chaque fois je me fende d'un merci. J'ai un peu honte, j'envisage de m'arrêter pour expliquer qu'ils/elles se trompent, aujourd'hui ce sont les clampins, les pros ne passeront que le lendemain.

Comme de coutume nous dégotons un rade pour faire le plein de caféine, embaumer les client-e-s de notre merveilleux fumet de gibier de potence (1 pouce 1 1/8*) et glaner une barre chocolatée contrevenant aux règles basiques de la diététique sportive. Plus loin un ravitaillement est proposé par l'organisation et lorsque non l'atteignons j'ai l'impression que le plus dur est fait et que je peux me laisser aller à une débauche (d'énergie) dont je suis peu coutumier. De fait, je parcoure les dernières bornes à l'amour-propre. Comme chacun sait il n'est pas assez conséquent pour m'emmener haut mais suffisant pour tracer nerveusement 20 bornes dans la poussière sans la mordre. Mon rythme est inconstant et je fais du yoyo avec d'autres cyclistes mais je mets un point d'honneur à finir fort et vidé. Cela fait longtemps que je ne me suis senti en si grande forme sur un biclou ! Le dernier ribins bardé de ganivelles à l'approche de l'arrivée est un pur plaisir : défoncé, sinueux et paradoxalement très roulant. Je le savoure en l'engloutissant et franchi la ligne d'arrivée quelques minutes plus tard.

En bref, le Tro Bro Léon consiste à se mettre dans la fourrure de ce chat qu'on caresse, qui ronronne abandonné à des mains expertes et qui soudainement griffe avant de se relâcher comme si de rien n'était. Mon cyclisme revient décidément toujours à cet inséparable mélange de douleur et de plaisir.

Toutes blagues à part j'ai passé un excellent moment et je remercie vivement l'organisation et les gens avec qui j'ai pu pédaler et papoter en route ! J'ai une petite pensée pour la cycliste qui me disait en début de parcours n'avoir jamais dépassé 80 km sur la route jusqu'à ce jour et qui avait perdu son binôme. J'espère que tout s'est bien passé. Bravo à tou-te-s !


Notes :

* En fonction de votre classe sociale voyez ce qui vous parle le plus. sachez néanmoins que je suis plus enclin à la commisération envers les dépendant-e-s à l'huile de palme.

*Bon, ok, là je débloque un peu, j'ai pas pu m'empêcher, toutes mes excuses.

*Voilà, ça c'est une blague cycliste pourrie que je n'ai pas la force d'expliquer aux novices, encore toutes mes excuses.







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