mardi 18 octobre 2016

Giro mauvais genre

La préparation du Tour d'Italie 1924 est un véritable casse-tête pour son organisateur Emilio Colombo. Il y a certes de bon coureurs en lice mais certaines stars comme Ottavio Bottechia ou Costante Girardengo se montrent financièrement trop gourmandes. Elles font pression sur leurs équipes afin de se voir attribuer de plus larges rétributions. Pression que ces équipes répercutent sur l'organisation. Mais Colombo ne céde pas et les prend à contre-pied en ouvrant 90 places à des coureurs indépendants dont il propose de prendre en charge les frais via le journal Gazzetta dello Sport, ainsi que l'hébergement et la nourriture. Par contre ces coureurs devront se débrouiller sans encadrement : pas d'entraîneurs, pas de masseurs, pas de mécaniciens, pas de voitures de course. Il n'empêche que cette proposition sera suffisamment enthousiasmante pour trouver preneurs. Pourtant, avant de pouvoir mettre les pieds sous la table, il faudra parcourir en moyenne 300 km par jour. Le départ et l'arrivée se déroulent à Milan, mais entre-temps l'épreuve s'aventure jusqu'à Tarente dans le talon de la botte. Douze étapes, pour un total de 3613 km de routes qui, dans le sud de la péninsule, ne méritent pas cette appellation.

Parmi les volontaires, le dossard numéro 72 est attribué à Strada Alfonsin. Ce nom est plutôt inusuel en Italie. L'usage voudrait une terminaison en "o" pour un homme et en "a" pour une femme. L'entourloupe fonctionne à merveille et la veille du départ "on" découvre qu'Alfonsin est une femme. Elle sera autorisée à s'aligner au départ. Etait-il trop tard pour lui refuser de participer ? Il faut surtout reconnaître qu'Emilio Colombo, en bon communicant, avait pressenti un moyen efficace pour renouveller l'attrait du Giro et assurer une promotion à moindre coût.


Alfonsina Morini est née en 1891, dans une famille paysanne assez pauvre des environs de Modène. Son père semble avoir été journalier et sa mère nourrice. Comme beaucoup de cette classe sociale et de cette génération, le vélo est avant tout utilitaire. Le père d'Alfonsina se procure le sien en échange de quelques poulets. C'est sur cet engin déjà très abîmé que Alfonsina apprend à pédaler. La passion est immédiate et dévorante. Alfonsina trouve vite le moyen de participer à de petites compétitions et délaisse les bancs de l'église. Ce n'est pas pour rien qu'elle gagne le surnom de "Diable en robe". Dès treize ans, elle gagne une course et un cochon vivant en guise de prix. Elle gagne la plupart des courses féminines mais s'impose aussi régulièrement devant des garçons.

Sa mère qui aurait préféré une carrière de couturière lui impose de trouver un mari et un foyer si elle veut continuer la compétition. Le fait est qu'elle se marie à quatorze avec Luigi Strada. La relation démarre sous de bonnes augures car c'est lui aussi un amateur de vélo qui lui offre son premier vélo orné d'un guidon de route. Il devient également son entraîneur. Tous deux déménagent à Milan. Là, elle peut profiter du vélodrome et se consacrer à sa carrière. Elle s'attaque ainsi, en 1911, au record de l'heure féminin sur sur piste et parcoure 37,192 km. Ce record ne sera pas validé. Toute sa carrière Alfonsina aura eu maille à partir avec un encadrement sportif exclusivement masculin et très sexiste. Ceci explique cela. Parmi d'autres hauts-faits, elle participe deux fois au Tour de Lombardie en 1917 et 1918.

Vous comprendrez donc, que lorsqu'elle se présente sur la ligne de départ du Giro, ce n'est pas tout à fait une inconnue. Les premières étapes se déroulent relativement bien, même si Alfonsina finit dans le gros du peloton. C'est sur la huitième étape d'Aquila à La Pérouse que les choses se gâtent. Le temps est à la pluie et le vent souffle en grosses rafales. Sur des routes défoncées et sans assistance, elle est victime de nombreuses crevaisons. Elle chute à plusieurs reprises et brise son guidon qu'elle répare à l'aide d'un manche à balai. Epuisée, elle passe la ligne hors-délais et disparaît donc du classement général.

Cela ne l'empêche pas de poursuivre l'épreuve, et ce ne sont pas les organisateurs trop heureux de cette publicité qui l'en dissuadent. Malgré d'autres péripéties elle parvient à rallier Milan. Elle termine 38 heures derrière le vainqueur Giuseppe Enrici qui arrache lui aussi cette victoire dans la douleur. Dans les derniers jours, il souffre d'un pied infecté qui l'empêche de marcher mais pas de pédaler.

Elle ne sera plus autorisée à participer au Giro mais continuera sa carrière jusque tard dans les années 30 où elle signera un record de l'heure validée cette fois. Sur sa fin de carrière elle participera à beaucoup d'exhibitions un peu partout en Europe.
  
C'est indéniablement le courage et la force de caractère qui caractérisent Alfonsina Strada. Sa volonté d'aller au bout de la huitième étape du Giro 1924 signe son irrépressible désir d'autonomie dans une Italie où l'église catholique et le régime fasciste viennent de se partager le contrôle des corps et des âmes. Alfonsina forçait le respect en même temps que le passage.

Son exemple nous rappelle également à quel point l'univers cycliste a trop peu changé en un siècle. Les pratiquantes sont une minorité et les épreuves féminines méconnues. Les budgets et les salaires du cyclisme féminin restent rachitiques. Les médias se montrent parfois plus enclins à montrer de jolis minois qu'à évoquer les performances. L'encadrement fédéral reste le pré carré des bonhommes. Il y a du pain sur la planche.




Alfonsina Strada à droite, Giovanni Gerbi à gauche en 1923. Le "Diable en jupe" contre le "Diable rouge". Une affiche qui a plus de gueule qu'un film de super-héros, non ?

2 commentaires:

Skam a dit…

Sur ma tournée de facteur, j'ai une mamie qui m'a dit, un jour qu'elle me voyait passer en vélo cargo, qu'elle aussi avait fait beaucoup de vélo dans sa jeunesse et qu'elle avait même gagné des courses...
Après quelques recherches sur le net, j'ai pu apprécier sa modestie.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9e_Vissac

La Tête dans le Guidon a dit…

Ah oui, quand même !