dimanche 20 mars 2016

Rubrique nécrologique

Dernièrement, je suis toujours un peu surpris quand quelqu'un-e me parle de "l'actuelle mode du pignon fixe". Voyons les choses en face, la "mode" est derrière nous et depuis belle lurette. De manière pragmatique, je constate à l'atelier que les ventes de kits de conversion se sont taries. Il fut un temps où, chaque semaine, j'en vendais au moins trois ou quatre. Désormais, je peine à en écouler un de temps à autre. Bien sûr, la grande distribution s'est emparée du marché et cela explique bien des choses pour le petit bouclard que je suis. J'ai senti le vent tourner et j'ai sciemment décidé de ne pas m'engager dans une guerre des prix que je n'étais pas en mesure de gagner. Pas de quoi fouetter un chat. Désormais, quand je vends du matériel dédié au pignon fixe, c'est en général à des pratiquant-e-s qui savent ce qu'ils/elles veulent et qui mettent l'accent sur la qualité.

Tout ça pour dire que la folie du pignon fixe est derrière nous. Je vais même m'avancer à annoncer la mort du phénomène, même si le cadavre est encore chaud et entouré d'illuminé-e-s comme moi. De là à me considérer comme un nécrophile, il y a un pas (dans la tombe) que je ne franchirai pas, soyons clairs.

Pour faire sereinement le travail de deuil et pouvoir évoquer l'âme du défunt chaque dimanche matin, il est essentiel de poser une date de décès. C'est l'objet de la courte étude qui suit.

Comme il se doit, ma méthode est purement arbitraire. Quoi de plus arbitraire que la mort ? Pourquoi emporte-t-elle dans la tombe un mouvement chéri et estimable alors qu'elle aurait pu jeter son dévolu sur des "tendances" nettement plus exécrables ? Pourquoi le pignon fixe et pas le Segway et autres aberrations urbaines ? Partant de ce constat injuste mais indéniable, je m'autorise donc à poser, selon la méthode qui me convient, la date de décès de la mode du pignon fixe.

Il y a plusieurs manières de procéder. Je m'en suis d'abord remis au grand dieu de l'internet. Grâce à lui vous me lisez et c'est peut-être grâce à lui que vous avez trouvé cette page, en même temps que ma misérable existence : j'ai nommé le Moloch Google. Gavé de toutes nos requêtes, il m'a autorisé à fouiller dans les reliefs de ses repas et même jusque dans ses excréments afin d'y lire le passé.

Je lui ai donc demandé quand la requête "pignon fixe" avait connu son acmé. La réponse est nette : octobre 2010.

Mon opinion est tout aussi tranchée. Je ne vois pas là la mort du mouvement pignon fixe. C'est d'acnée et non d'acmé dont il s'agit. Remarquez comme cette requête, "pignon fixe", est d'un français simple, classique et irréprochable. Pour moi cette date marque la fin de la période des éclaireurs/ses qui cherchait à appréhender un phénomène encore jeune et méconnu. En réalité, ce moment marque le début de l'adolescence, période tumultueuse où tout semble "dégénèrer", et où s'expriment les comportements les plus excessifs et irrespectueux. Après octobre 2010, la basique mais juste et effective expression de "pignon fixe" cède peu à peu la place au terme "fixie". Ce glissement n'est pas que sémantique, les quelques vélos sobres et épurés qui arpentaient jusqu'alors, en toute discrétion les rues, les routes et les vélodromes, ont été remplacés par une masse de vulgaire jouets dont la couleur criarde ne suffisait pas à masquer la piètre qualité. "Regardez-moi, je roule en fixie !" semblaient crier ces vélos pour leurs propriétaires. Google est affirmatif, l'horreur "fixie" a atteint son paroxysme en septembre 2012 :

Pour autant, cette date signe-t-elle mort du petit-cheval ? Encore non, il s'agit là de la fin de l'adolescence, une entrée dans l'âge mûr que je crois concomitante à l'entrée dans le mur d'un paquet de cyclistes novices et "brakeless". Paix à leurs âmes, si tant est qu'ils/elles en aient jamais été doté-e-s.

Mais alors, me direz-vous ? Quelle date choisir pour notre rubrique nécrologique ? Sûr de mon libre-arbitre, je renvois Google à ce qu'il est : une bête suite de chiffres bricolée par des nazes installé-e-s dans un coin du monde appelé à disparaître très bientôt au fond de l'océan. Quantité négligeable.

Pour signer l'acte de décès, l'usage m'ordonne de faire appel à la famille. En France, la famille c'est le bien nommé et respectable forum Pignon Fixe. Lui aussi est doté d'outils statistiques et il est une date que j'ai toujours tenue pour le sommet de la mode du pignon fixe. La convulsion frappait le 9 décembre 2013, à 19h40 :
Ce soir là, peu avant les fêtes de Noël, 602 inscrit-e-s conversaient de concert au sujet de leur passion. Les malheureu-x/ses n'avaient pas conscience que l'Histoire ne se répèterait pas et que plus rien ne serait comme avant. J'en entends pinailler et qui parlent de "maturité" ou de "vieillesse dorée" du mouvement pignon fixe. Foutaises. Le pignon fixe est mort (et il bouge moins que le cadavre du punk qui fête pourtant ses 40 ans) et la terre se tasse doucement sur sa tombe.

Alors, pitié, ne me parlez plus à l'atelier de la "mode" du pignon fixe avec un air entendu du style "t'as vu comme je suis trop dans le coup ?" vous ne récolterez que les rires et les sarcasmes d'un croyant qui s'acharne à pratiquer pour prolonger le deuil.




ps : pour info, il y a un village en Haïti qui s'appelle "Pignon". Le pic de requêtes sur le Moloch date de janvier 2010 suite au séisme qui a ravagé le pays. Depuis c'est le calme plat et, c'est malheureux à dire mais tout le monde semble s'en taper de ce qui se passe là-bas.


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