vendredi 1 janvier 2016

Toute la gomme


Il ne fait pas bon se déplacer la nuit sur les routes embrumées de l'Irlande, surtout quand on néglige les règles de conduite fantasques de rigueur :

Mais enfin, fis-je à voix basse, abasourdi par toute la scène. De ma vie, je n'ai entendu rapporter un accident pareil ! Vous êtes sûrs qu'il n'y avait pas de voiture ? Seulement ces deux hommes à vélo ?
" Seulement ? " clama Mike. Dieu du ciel, l'ami ! En vélo, si on ne craint pas la suée, on peut atteindre les soixante kilomètres-heure. Une longue descente, et l'engin frôle le quatre-vingt-dix, voire le quatre-vingt-quinze ! Ces deux-là ont dû venir l'un vers l'autre, sans lumière...
Il n'y a donc pas de loi là-dessus ?
Au diable l'intervention du gouvernement ! Donc, ces deux-là arrivent l'un vers l'autre sans lumière, chacun revenant de la ville voisine et rentrant chez lui à bonne allure. Que dis-je ! En mettant toute la gomme, comme si le Péché Incarné était à ses trousses ! Roulant ne sens inverse, mais du même côté de la route. On dit qu'il faut toujours circuler du mauvais côté de la route, que c'est moins risqué. Mais regardez-moi ces garçons, quasi anéantis par les discours officiels. Pourquoi ? Vous ne voyez donc pas ? L'un s'en est souvenu et pas l'autre ! Vaudrait mieux que les officiels la bouclent ! Car maintenant, ci-gisent deux mourants.
Mourants ? fis-je en le regardant l'œil rond.
Mais réfléchissez, mon gars ! Qu'est-ce qui sépare deux compères en pleine forme fonçant à un train d'enfer sur la route de Kilcock à Maynooth ? Le brouillard ! Le brouillard, voilà tout ! Il n'y a que le brouillard pour empêcher les crânes de se défoncer mutuellement. Enfin quoi, quand deux types se heurtent comme ça de plein fouet, c'est comme un " strike " au bowling ; pan, les quilles partent dans tous les sens ! Et voilà nos amis qui s'envolent à trois mètres dans les airs, joue contre joue, comme de vieux amis qui se retrouvent, battant des bras et leurs vélos imbriqués comme deux matous. Alors tout ce monde retombe et reste couché là, à chercher autour de soi la présence de l'Ange Noir.
Enfin, ces hommes ne vont tout de même pas...
Ah non ? Eh bien laissez-moi vous dire que l'an dernier, il ne s'est pas passé une nuit sans qu'une pauvre âme ne trouve la mort dans une collision avec une autre !

Ray Bradbury, La Baleine de Dublin, traduit de l'anglais par Hélène Collon.

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