Il y a une raison impérieuse de lire
Le gang de la clef à molette. Il
est hors de question que je me sois donné tant de peine et ai
sacrifié tant du précieux temps qu'il me reste à vivre à retaper
ce long extrait appétissant pour des nèfles !
Il trouva son vélo, en fait celui
de Bonnie, où il l'avait garé (tout de travers) près de l'entrée
du service de chirurgie. Commençant par zigzaguer dangereusement,
Doc Sarvis se mit à rouler sur son deux-roues à dix vitesses, avec
un tout petit développement pour monter Iron Avenue (s'usant les
jambes à promener son cul, auraient dit les paysans du coin).
Des automobilistes dans des tires
arrogantes le frôlaient en le dépassant. Héroïque et solitaire,
il bloquait presque la circulation à lui tout seul. Le larbin d'un
entrepreneur, au volant d'une monumentale bétonneuse, corna
méchamment dans son dos, l'envoyant presque dans le caniveau. Doc
refusa de céder le passage ; il appuya sur les pédales et
répliqua en levant le poing avec un majeur rigidement dressé –
Chinga !
Le chauffeur fit un crochet pour le
dépasser en se penchant dangereusement vers la droite de sa cabine,
afin de sortir par la portière un avant-bras suivi d'un poing dont
le majeur était aussi dressé : Chinga
tu madré ! Doc répondit à la napolitaine :
l'index et le petit doigt tendus, comme les dents d'une fourchette :
Chinga stugatz !
(Obscénité intraduisible et peu naturelle.) Oh, oh ! C'est
trop, je suis allé trop loin cette fois.
Le chauffeur de la bétonneuse
rabattit son engin vers le trottoir, freina brutalement, ouvrit la
portière gauche et sauta à terre. Doc gicla vers l'allée
piétonnière où il se mit à pédaler en douceur tout en se tenant
bien droit sur sa selle, comme un véritable gentleman. Il actionna
le changement de vitesses. Le camionneur courut un instant derrière
lui, puis battit en retraite vers son véhicule, houspillé par un
concert de klaxons jouant fortissimo.
Continuant sur Iron, itinéraire
qu'il devait suivre sur plus d'un mile, Doc s'aperçut avec déplaisir
qu'il était poursuivi. Un coup d'oeil par-dessus son épaule lui
indiqua que le camion se rapprochait, véritable Goliath menaçant.
Son cœur battait la chamade, il mordilla désespérément son bout
de cigare presque éteint et élucubra un plan. Il savait qu'au
prochain carrefour il y avait un immense et double panneau
publicitaire pour un lotissement. Il l'apercevait déjà, monté sur
deux pieds métalliques, assurant la promotion d'un terrain à
vendre.
Il ralentit un peu. La bétonneuse
était maintenant derrière lui. Doc jeta un autre regard par-dessus
son épaule, puis répéta au chauffeur son insulte napolitaine et
inqualifiable. La corne fit entendre un hurlement de age. Il fit
glisser la chaîne sur un plus petit pignon pour distancer le
véhicule à ses trousses. Le carrefour approchait ; Doc repéra
sur le trottoir le bateau qui donnait accès à un chemin de terre
passant sous le panneau. Sportivement il informa le chauffeur, le
doigt tendu bien sûr, qu'il allait tourner à droite.
Et au moment voulu, sans hésiter
sur les pédales, il prit le virage avec grâce. Doucement,
délicatement, tranquillement assis sur la toute petite selle de sa
bicyclette, il se faufila entre les deux poteaux du panneau. Le haut
de son chapeau passa à six pouces de la poutre inférieure. Le
camion suivit.
Lorsqu'il entendit le crash, Doc
ralentit et vira pour constater les dégâts : spectaculaires
mais sans gravité. Les deux parties du panneau s'étaient effondrées
sur la cabine et sur la bétonneuse dont la toupie continuait à
tourner. Au milieu du nuage de poussière soulevé par l'accident, de
la vapeur fusait, sifflant comme un geyser du radiateur crevé de
l'unité dix-sept des Cimenteries Reddy-Mix & Co.
Doc regarda le chauffeur se glisser
hors de sa cabine au milieu des débris. Son nez saignait mais, en
dehors des contusions mineures, et très certainement d'un état de
choc, il ne semblait pas souffrir sérieusement. Des sirènes
permirent une fois de plus de vérifier l'existence de l'effet
Doppler. Elles se turent lorsque claquèrent les portes ; la
police prit en charge la situation. Satisfait, Doc s'éloigna d'un
coup de pédale allègre.
Le gang de la
clef à molette, Edward Abbey, 1975, trad. Pierre Guillaumin, éd.
Gallmeister
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