mercredi 20 novembre 2013

Clef des champs


Il y a une raison impérieuse de lire Le gang de la clef à molette. Il est hors de question que je me sois donné tant de peine et ai sacrifié tant du précieux temps qu'il me reste à vivre à retaper ce long extrait appétissant pour des nèfles !

Il trouva son vélo, en fait celui de Bonnie, où il l'avait garé (tout de travers) près de l'entrée du service de chirurgie. Commençant par zigzaguer dangereusement, Doc Sarvis se mit à rouler sur son deux-roues à dix vitesses, avec un tout petit développement pour monter Iron Avenue (s'usant les jambes à promener son cul, auraient dit les paysans du coin).
Des automobilistes dans des tires arrogantes le frôlaient en le dépassant. Héroïque et solitaire, il bloquait presque la circulation à lui tout seul. Le larbin d'un entrepreneur, au volant d'une monumentale bétonneuse, corna méchamment dans son dos, l'envoyant presque dans le caniveau. Doc refusa de céder le passage ; il appuya sur les pédales et répliqua en levant le poing avec un majeur rigidement dressé – Chinga !
Le chauffeur fit un crochet pour le dépasser en se penchant dangereusement vers la droite de sa cabine, afin de sortir par la portière un avant-bras suivi d'un poing dont le majeur était aussi dressé : Chinga tu madré ! Doc répondit à la napolitaine : l'index et le petit doigt tendus, comme les dents d'une fourchette : Chinga stugatz ! (Obscénité intraduisible et peu naturelle.) Oh, oh ! C'est trop, je suis allé trop loin cette fois.
Le chauffeur de la bétonneuse rabattit son engin vers le trottoir, freina brutalement, ouvrit la portière gauche et sauta à terre. Doc gicla vers l'allée piétonnière où il se mit à pédaler en douceur tout en se tenant bien droit sur sa selle, comme un véritable gentleman. Il actionna le changement de vitesses. Le camionneur courut un instant derrière lui, puis battit en retraite vers son véhicule, houspillé par un concert de klaxons jouant fortissimo.
Continuant sur Iron, itinéraire qu'il devait suivre sur plus d'un mile, Doc s'aperçut avec déplaisir qu'il était poursuivi. Un coup d'oeil par-dessus son épaule lui indiqua que le camion se rapprochait, véritable Goliath menaçant. Son cœur battait la chamade, il mordilla désespérément son bout de cigare presque éteint et élucubra un plan. Il savait qu'au prochain carrefour il y avait un immense et double panneau publicitaire pour un lotissement. Il l'apercevait déjà, monté sur deux pieds métalliques, assurant la promotion d'un terrain à vendre.
Il ralentit un peu. La bétonneuse était maintenant derrière lui. Doc jeta un autre regard par-dessus son épaule, puis répéta au chauffeur son insulte napolitaine et inqualifiable. La corne fit entendre un hurlement de age. Il fit glisser la chaîne sur un plus petit pignon pour distancer le véhicule à ses trousses. Le carrefour approchait ; Doc repéra sur le trottoir le bateau qui donnait accès à un chemin de terre passant sous le panneau. Sportivement il informa le chauffeur, le doigt tendu bien sûr, qu'il allait tourner à droite.
Et au moment voulu, sans hésiter sur les pédales, il prit le virage avec grâce. Doucement, délicatement, tranquillement assis sur la toute petite selle de sa bicyclette, il se faufila entre les deux poteaux du panneau. Le haut de son chapeau passa à six pouces de la poutre inférieure. Le camion suivit.
Lorsqu'il entendit le crash, Doc ralentit et vira pour constater les dégâts : spectaculaires mais sans gravité. Les deux parties du panneau s'étaient effondrées sur la cabine et sur la bétonneuse dont la toupie continuait à tourner. Au milieu du nuage de poussière soulevé par l'accident, de la vapeur fusait, sifflant comme un geyser du radiateur crevé de l'unité dix-sept des Cimenteries Reddy-Mix & Co.
Doc regarda le chauffeur se glisser hors de sa cabine au milieu des débris. Son nez saignait mais, en dehors des contusions mineures, et très certainement d'un état de choc, il ne semblait pas souffrir sérieusement. Des sirènes permirent une fois de plus de vérifier l'existence de l'effet Doppler. Elles se turent lorsque claquèrent les portes ; la police prit en charge la situation. Satisfait, Doc s'éloigna d'un coup de pédale allègre.

Le gang de la clef à molette, Edward Abbey, 1975, trad. Pierre Guillaumin, éd. Gallmeister

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