vendredi 19 avril 2013

Espace-temps


Je suis retombé récemment sur le passage suivant d'un des livres d'Hartmut Rosa. J'avoue que je n'avais pas réussi à me farcir ce (pourtant petit) ouvrage dans son entier. Si le bouquin est un poil aride l'extrait que voilà est d'une lucidité incroyable. Il n'y manque que l'usage du vélo que vous ne manquerez pas de placer du bon côté de la "force".

La conscience de l'espace est étroitement liée à la manière dont on se déplace en son sein : tant que nous nous déplaçons à pied, nous percevons immédiatement l'espace dans tous ses aspects qualitatifs : nous le touchons, nous le sentons, l'entendons et le voyons.

La construction du réseau routier s'accompagne d'un aplanissement des terrains, de la suppression d'obstacles, d'une manipulation qualitative de l'espace : désormais on ne le parcourt plus, on le franchit avec une efficacité maximale.

Avec l'invention des autoroutes, l'espace est encore davantage réduit, comprimé, homogénéisé ; détourner le regard de la route qui défile toujours à l'identique et le laisser errer dans l'espace constituent désormais un risque mortel.

Les automobilistes ne prennent plus connaissance de l'endroit où ils sont par le paysage qui défile autour d'eux, mais par l'intermédiaire de symboles abstraits au bord de la route, ou par les indications de leur ordinateur de bord. De ce point de vue, l'expérience moderne de l'"anéantissement de l'espace" a une base bien réelle.

Enfin, les passagers d'un avion perdent toute relation avec l'espace topographique de la vie et celui de la surface terrestre ; l'espace ne représente plus pour eux qu'une distance abstraite, vide, et mesurée à la durée du vol. Les voyageurs modernes ne luttent plus contre l'espace et ses obstacles mais contre la montre, puisqu'il leur faut arriver à temps pour ne pas rater leurs correspondances ou leurs rendez-vous. Ce passage d'une prédominance de l'espace à une prééminence du temps se reflète dans le fait que l'on se préoccupe de planification de l'action et d'éventuels incidents. Ainsi, il n'est pas rare que l'espace ne devienne plus qu'une fonction du temps : l'endroit où quelqu'un se trouve dépend du temps et non l'inverse, qui est désormais obsolète.

Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.


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