lundi 3 décembre 2012

Mécano amateur et vandale professionnel


J'ai connu un homme, à Folkestone, rencontré aux courses, un soir, et qui me proposa une longue balade à vélo pour le lendemain. J'acceptai. Je me levai tôt - tôt pour moi, et ce me fut un effort dont je fus fier. Il arriva avec une demi-heure de retard. Je l'attendais dans le jardin. C'était une merveilleuse journée.
-Quelle machine formidable, dit-il. Ça marche comment ?
-Comme un vélo, répondis-je ; assez facilement le matin, un peu plus difficilement après le déjeuner.
Il l'empoigna entre fourche et guidon et le secoua violemment.
-Arrêtez, m'écriai-je, vous allez l'abîmer !
-Je me demandais bien pourquoi il le secouait ainsi. Il ne lui avait rien fait, ce vélo ! De plus, s'il avait envie d'être secoué, j'étais assez grand pour le faire moi-même. Ça me faisait plus de mal que s'il avait battu mon chien.
-Votre roue avant est voilé, dit-il.
-Pas quand vous cessez de la secouer comme ça.
En fait, cette roue n'avait absolument rien de voilé.
-C'est très dangereux, ajouta-t-il. Vous avez un tournevis ?
Là, j'aurais dû être plus ferme ; mais je pensais qu'il avait peut-être de bonnes connaissances en mécanique. J'ouvris ma boîte à outils pour voir ce que je pouvais trouver. Quand je revins, il était assis par terre, la roue avant entre les jambes. Il s'amusait à la faire tourner avec ses doigts. Le reste du vélo gisait sur le gravier à côté de lui.
[...}
Une heure et demi plus tard, la roue était à sa place. Je dois préciser qu'alors elle était bel et bien voilée. Un enfant s'en serait aperçu. Ebbson expliqua que ça marcherait quand même. Il avait l'air un peu fatigué. Seul, il serait sûrement rentré chez lui, mais j'avais la ferme intention de le forcer à finir son travail. Toute idée de promenade m'avait quitté. Il avait tué en moi jusqu'au goût du vélo. Mon seul désir, désormais, c'était de le voir ahaner, se pincer, se couper, se cogner. Je ranimai même ses défaillances avec des encouragements et un verre de bière en lui disant :
-Vous regarder est pour moi plein d'enseignement. Ce ne sont pas seulement votre habileté et votre dextérité qui me fascinent ; votre merveilleuse confiance en vous et votre espoir inébranlable sont aussi extraordinaires.
Ainsi encouragé, il s'efforça de remettre le dérailleur en place. Appliquant le vélo sur le mur de la maison, il s'escrima un moment sur un côté, puis, l'appuyant contre un arbre, il s'affaira de l'autre. Je tins ensuite le vélo haut levé pendant que, allongé par terre, la tête entre les roues, il bricolait par en dessous tandis que l'huile lui dégoulinait sur la figure. A la fin, il me prit le vélo des mains, se cassa en deux au-dessus du cadre comme une besace vide, perdit pied, glissa et heurta le sol de la tête. A trois reprises, il s'écria :
-Dieu merci , c'est fini !
Puis il jura par deux fois :
-Mais non ! sacré bon Dieu ; ça ne va pas du tout.
Je préfère ne pas me souvenir de ce qu'il a dit la troisième fois.
Ensuite, perdant patience, il se mit à brutaliser le vélo qui, je fus heureux de le constater, avait du répondant. Car les évènements qui suivirent dégénérèrent en ce qu'il faut bien appeler une bataille rangée entre lui et le vélo. A certains moments, le vélo était sur le gravier et lui par-dessus, à d'autres moments les positions étaient inversées : lui gisait sur le gravier et le vélo était au-dessus. Puis on le voyait campé, fier de sa victoire, le vélo calé entre les jambes, mais son triomphe était de courte durée : d'un seul coup, le vélo se dégageait et, se retournant contre lui, venait lui donner un violent coup de guidon sur la tête.
A treize heures trente, il releva, sale, ébouriffé, du sang coulant d'une estafilade, et annonça :
-Je crois que ça va aller.
Et il se leva pour s'essuyer. [...]
Je fis alors charger le vélo sur un fiacre pour l'amener chez le réparateur le plus proche.

Extrait de Trois hommes sur un vélo, Jerome K. Jerome, éd. Arléa, 1990.

J'ai découvert cet extrait dans une récente petite anthologie de littérature cycliste bien fournie en extraits tous plus alléchants les uns que les autres : Le goût du vélo, Hélène Giraud, éd. Le Mercure de France.

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